Et si l’hypnose pouvait fonctionner même chez une personne farouchement résistante à toute induction formelle ?
Dans cet cas clinique rare et fascinant, Milton H. Erickson nous livre une démonstration magistrale de l’art stratégique en hypnothérapie, à travers le cas d’un patient fumeur, sceptique et intellectualisé, qui finit pourtant par se libérer de sa dépendance.
Un cas clinique emblématique pour comprendre comment contourner les résistances, mobiliser l’inconscient… sans forcément utiliser la transe traditionnelle.
À lire comme une leçon d’élégance thérapeutique – et une inspiration pour tous les praticiens désireux d’affiner leur posture stratégique.
Réorganisation des pensées inconscientes à l’insu du conscient : deux cas de résistance intellectualisée à l’hypnose
(Milton H. Erickson, manuscrit inédit, 1956)
Un patient, âgé de quarante ans et souffrant d’une maladie respiratoire chronique de plus en plus handicapante, demanda à être traité par hypnose pour une consommation excessive et ancienne de cigarettes, allant de trois à quatre paquets par jour. Selon ses dires, sa manière de fumer relevait d’une compulsion totale. Il lui était impossible de se contrôler, et il avait tenté à plusieurs reprises l’hypnothérapie, sans aucun succès. Cette fois-ci, expliquait-il, ce serait sa dernière tentative — « un ultime geste de désespoir », comme il le formulait, exprimant ainsi sa conviction profonde que toute forme d’hypnose échouerait inévitablement.
Induction de transe par des associations de truismes
Le thérapeute acquiesça silencieusement. Le patient, installé, observait avec une attention quasi pathologique le moindre mouvement du praticien. Néanmoins, il exigea qu’une tentative d’hypnose soit faite. Il sembla à la fois soulagé et déçu de ne constater aucune réaction hypnotique identifiable après une demi-heure d’induction méthodique de transe.
Il insista pour une nouvelle tentative, mais le thérapeute le dissuada et lui proposa à la place ce qui suit :
- Le patient devait garder les yeux fixés sur l’angle d’une horloge de bureau, « pour que ses yeux restent tranquilles ».
- Il devait porter la plus grande attention au doux tic-tac de l’horloge, « pour que ses oreilles restent tranquilles ».
- Ses pensées — décousues, ordonnées, ou systématisées — devaient être libres de vagabonder dans sa tête, sans contrainte, et même de s’y attarder spontanément.
- À tout moment, il devait se sentir parfaitement éveillé, vigilant, et attentif à exécuter correctement les tâches qu’on lui avait confiées ou qu’on allait lui confier.
- En cas de suggestion hypnotique ou de tentative pour induire une transe, il devait immédiatement concentrer son attention sur le thérapeute, interrompant ainsi les tâches données.
- Tout en prêtant attention au tic-tac de l’horloge, il pouvait percevoir à sa guise les autres bruits : dans le bureau, dans la pièce adjacente, dans la rue, ou même dans les airs.
- Il devait rester conscient de son corps, en faisant circuler son attention d’une partie à une autre : des pieds aux mains, aux cuisses, au col de chemise, à ses cheveux, puis recommencer selon les variations de son choix.
- Il était libre d’écouter consciemment tout ce que dirait le thérapeute, bien que cela ne soit pas nécessaire : son esprit inconscient, toujours présent, se tiendrait à portée de voix pour entendre, pendant que l’esprit conscient resterait occupé par la pendule, les pensées, les sons, les sensations corporelles, ou tout ce qui l’intéresserait.
- À la fin de l’entretien, l’attention de ses yeux et de ses oreilles reviendrait doucement du tic-tac de l’horloge au thérapeute.
Le patient suivit les instructions avec une excellente coopération. En cinq minutes, il présenta l’apparence d’un état de transe profonde. Pour vérifier cet état, au bout de dix minutes, le thérapeute entreprit de fouiller son bureau à la recherche d’un manuscrit et, ce faisant, déplaça délibérément l’horloge en dehors du champ visuel du patient. Ce dernier ne réagit pas du tout : son regard resta fixé sur l’endroit où se trouvait auparavant l’horloge. On nota que ses pupilles étaient très dilatées, comme c’est souvent le cas en hypnose profonde. Il ne sembla pas davantage remarquer que le thérapeute quittait son siège et faisait quelques pas dans le bureau, ni prêter attention au vacarme soudain d’un avion à réaction passant au-dessus du bâtiment.
La thérapie prit la forme d’une conversation prosaïque portant sur la nécessité physique d’arrêter de fumer. Les mérites respectifs de la cigarette, de la santé, de la liberté intérieure et de la tranquillité d’esprit furent abordés sous divers angles.
Pendant toute cette discussion, le thérapeute rappela régulièrement au patient de maintenir son attention visuelle et auditive sur l’horloge, de suivre toute pensée consciente qui pourrait l’intéresser, et surtout de garder en tête que l’activité consciente n’avait que peu d’importance dans le processus : la seule chose vraiment essentielle était la réorganisation de ses pensées inconscientes, qui se produisait à son insu.
En un mois, le thérapeute rencontra le patient à six reprises, pour un total de onze heures. Environ la moitié de ce temps fut consacrée à des tentatives infructueuses d’« hypnotiser » le patient — selon sa propre demande — ou à des conversations amicales sur des sujets sans lien direct avec la problématique. Le reste du temps fut dédié à la thérapie, comme décrite ci-dessus. Le résultat : une réduction à trois cigarettes après les repas et une avant le coucher.
Un mois plus tard, le patient revint, suppliant qu’on l’aide à éliminer les dernières cigarettes restantes, les qualifiant de « portes ouvertes au retour des vieilles habitudes ». Il demanda, à plusieurs reprises et sur un ton hésitant, qu’on utilise l’hypnose. Mais, comme précédemment, il se montra résistant à chaque tentative. Le thérapeute s’excusa à chaque fois, et le patient finit par suggérer de lui-même de reprendre la fixation sur l’horloge « parce que, de cette façon, j’écoute mieux ».
La même procédure fut utilisée, avec une différence importante : le tabagisme, qui avait été excessif depuis la puberté, n’était plus le problème principal. La discussion se concentra alors sur d’autres aspects de sa vie, notamment les finances et les affaires familiales. Seize heures de thérapie furent dispensées en huit jours. Environ un quart du temps fut consacré à recueillir des informations et à mieux comprendre la vision du patient ; le reste fut utilisé comme précédemment, cette fois pour aborder les problèmes de fond. La cigarette fut complètement abandonnée en cinq jours.
À la fin de la thérapie, le patient exprima ses regrets de ne pas avoir été capable d’entrer en transe, et s’étonna de ne pas pouvoir évaluer correctement la durée des séances. Il ne demanda aucune explication, bien que, tout au long des échanges avec « l’esprit inconscient » du patient, le thérapeute ait répété qu’il pouvait poser des questions sur tout point qu’il ne comprendrait pas.
Source : Manuscrit inédit 1956 du Dr Milton H Ericskon
Une leçon d’approche stratégique de l’hypnose conversationnelle
Cet article passionnant montre à quel point l’hypnothérapie, bien au-delà des protocoles standardisés, repose sur une compréhension fine des résistances et une créativité stratégique approfondie.
Chez ce patient en apparence « non hypnotisable », Erickson démontre que l’on peut mobiliser l’inconscient sans transe formelle, à travers des manœuvres thérapeutiques d’une subtilité remarquable.
Vous avez sans doute repéré quelques-unes des techniques mobilisées dans cette séance. En voici un décodage stratégique :
Stratégies d’induction : hypnose conversationnelle discrète – covert hypnosis
- Focalisation dirigée : Concentration volontaire sur un élément neutre (horloge, tic-tac) pour stabiliser l’esprit et initier une dissociation naturelle.
- Association de truismes : Énoncés évidents et indiscutables, créant l’adhésion et préparant des suggestions plus profondes.
- Saturation sensorielle : Stimulation simultanée de plusieurs canaux sensoriels pour saturer le conscient et faciliter l’accès à l’inconscient.
- Hyper-conscience guidée : Exploration active des sensations, sons et pensées dans une attention fragmentée propice à la transe.
- Approche paradoxale : Intégration stratégique de la résistance comme levier d’entrée en transe.
- Permissivité contrôlée : Liberté apparente de penser et ressentir ce qu’on veut, dans un cadre orienté.
- Confusion douce : Consignes floues ou contradictoires induisant une rêverie éveillée sans perte de contrôle.
- Prescription de résistance : Le patient est invité à interrompre la séance à la moindre suggestion, ce qui active paradoxalement la transe.
- Dissociation conscient/inconscient : Le conscient reste occupé, pendant que l’inconscient reçoit les messages thérapeutiques.
- Maintien du cadre rationnel : Aucun mot sur l’hypnose ou la transe, ce qui contourne efficacement le mental critique.
Stratégies thérapeutiques employées par Erickson
- Distraction ciblée : Détourner l’attention du tabac vers d’autres aspects de la vie.
- Désactivation du besoin : Travailler l’identité pour retrouver une forme de liberté intérieure.
- Recadrage bénéfices/coûts : Redonner du sens aux choix du patient par une relecture symbolique et rationnelle.
- Progression solutionniste : Avancer pas à pas vers l’état désiré, sans lutter directement contre le symptôme.
👉 Ces leviers stratégiques font partie intégrante de l’approche que nous développons dans la formation Stratégies Thérapeutiques et Techniques Avancées en Hypnothérapie.
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Décryptage stratégique de l’induction par l’hypnose conversationnelle de Milton Erickson
Ou comment une hypnose conversationnelle camouflée active l’inconscient sans confrontation ni transe formelle.
Ce que Milton Erickson orchestre ici est une hypnose conversationnelle couverte (covert hypnosis) : pas d’induction officielle, pas de transe annoncée… mais une cascade de suggestions stratégiques, délivrées à travers des consignes apparemment anodines.
Voici le décryptage subtil de ces 9 étapes, qui montrent comment l’inconscient peut être activé sans jamais que le conscient ne se sente contourné ni forcé.
1️⃣ « Le patient devait garder les yeux fixés sur l’angle d’une horloge de bureau, pour que ses yeux restent tranquilles. »
- Technique de fixation visuelle : focaliser le regard sur un point réduit le mouvement oculaire, induit une fatigue oculaire douce et favorise naturellement l’entrée en transe légère (comme lorsqu’on « fixe dans le vide »).
- Suggestion indirecte de calme intérieur : “pour que ses yeux restent tranquilles” lie la position physique à un état émotionnel — tranquillité, début de suggestion posturale.
- Mise en place d’un cadre hypnotique sans le nommer. Cela crée un rituel rassurant qui engage l’attention et le corps dans un processus.
2️⃣« Il devait porter la plus grande attention au doux tic-tac de l’horloge, pour que ses oreilles restent tranquilles. »
- Saturation auditive douce : en focalisant sur un stimulus sonore rythmique et répétitif, le thérapeute induit un rythme hypnotique interne (analogue à la respiration lente).
- Ancrage auditif : le tic-tac devient un repère constant, un fil conducteur de l’expérience qui peut suivre le patient dans la séance comme un stimulus de stabilité.
- Truisme sensoriel déguisé en consigne : l’oreille ne peut pas “bouger”, mais l’idée de la rendre tranquille évoque un état de quiétude intérieure, bypasse le critique.
3️⃣ « Ses pensées — décousues, ordonnées, ou systématisées — devaient être libres de vagabonder dans sa tête, sans contrainte, et même de s’y attarder spontanément. »
- Suggestion de permissivité mentale absolue : aucune injonction à se concentrer ou à « vider l’esprit ». Au contraire, tout est bienvenu, même le désordre mental. Cela déjoue la résistance cognitive.
- Forme de confusion positive : en énumérant des types de pensées contradictoires, Erickson permet une confusion ordonnée qui ouvre un espace de lâcher-prise.
- Liberté contrôlée : « vagabonder spontanément » est en réalité une injonction douce à la dérive mentale, qui prépare une dissociation.
4️⃣ « À tout moment, il devait se sentir parfaitement éveillé, vigilant, et attentif à exécuter correctement les tâches qu’on lui avait confiées ou qu’on allait lui confier. »
- Renforcement de la vigilance consciente… qui occupe le conscient pour mieux le désengager. En donnant une tâche consciente, Erickson détourne l’esprit rationnel, ce qui libère l’inconscient.
- Suggestion paradoxale : plus on veut rester concentré, plus on s’épuise… ce qui facilite une fatigue mentale douce propice à la transe.
- Cadre ritualisé : Erickson construit une scène logique, rationnelle, dans laquelle la transe va s’installer sans contradiction apparente.
5️⃣ « En cas de suggestion hypnotique ou de tentative pour induire une transe, il devait immédiatement concentrer son attention sur le thérapeute, interrompant ainsi les tâches données. »
- Prescription de résistance : brillante inversion. Il demande au patient de résister… ce qui le fait rentrer dans le processus hypnotique sans le savoir.
- Dissociation interne : « les tâches données » deviennent un monde parallèle où le conscient est occupé. Se recentrer sur le thérapeute devient, ironiquement, un signal de transe.
- Contrôle apparent laissé au patient → effet de sécurité, levée des résistances. C’est lui qui décide de rester hors transe, mais… tout est déjà enclenché.
6️⃣ « Tout en prêtant attention au tic-tac de l’horloge, il pouvait percevoir à sa guise les autres bruits : dans le bureau, dans la pièce adjacente, dans la rue, ou même dans les airs. »
- Expansion sensorielle : le thérapeute invite ici à une ouverture des canaux perceptifs, créant un effet de transe périphérique : plus on écoute, plus on se perd.
- Renforcement de la dissociation externe : les sons deviennent des stimuli flottants, qui éloignent encore plus le sujet de sa réalité intérieure ordinaire.
- Suggestion indirecte de flottement mental : l’attention se disperse “à sa guise”, ce qui renforce le sentiment de rêverie éveillée.
7️⃣ « Il devait rester conscient de son corps, en faisant circuler son attention d’une partie à une autre : des pieds aux mains, aux cuisses, au col de chemise, à ses cheveux, puis recommencer selon les variations de son choix. »
- Scan corporel déguisé : sans jamais dire “relaxe ton corps”, Erickson induit un balayage attentionnel qui produit exactement les effets d’un relâchement progressif.
- Commande de dissociation kinesthésique : le mouvement de l’attention déconnecte la conscience d’un point fixe, favorise un état modifié.
- Liberté dirigée : « selon les variations de son choix » donne une illusion de liberté qui augmente la suggestibilité.
8️⃣ « Il était libre d’écouter consciemment tout ce que dirait le thérapeute, bien que cela ne soit pas nécessaire : son esprit inconscient, toujours présent, se tiendrait à portée de voix pour entendre, pendant que l’esprit conscient resterait occupé par la pendule, les pensées, les sons, les sensations corporelles, ou tout ce qui l’intéresserait. »
- Dissociation explicite conscient / inconscient : l’un est occupé (le conscient), l’autre écoute (l’inconscient). C’est la clef de voûte de l’hypnose ericksonienne.
- Suggestion implicite de transe : tout est structuré pour que le conscient se désengage et que l’inconscient prenne la main.
- Commande directe à l’inconscient : “tu es là, à portée de voix, et tu écoutes ce qui est utile.”
9️⃣ « À la fin de l’entretien, l’attention de ses yeux et de ses oreilles reviendrait doucement du tic-tac de l’horloge au thérapeute. »
- Suggestion de réassociation en douceur : anticipation implicite de la fin de la transe.
- Structuration temporelle de la séance : le sujet est guidé sans le savoir dans une phase de sortie douce, qui renforce le sentiment d’avoir “été juste attentif”, sans jamais avoir été “hypnotisé”.
- Renforcement post-hypnotique : cette réassociation programmée confirme l’efficacité du processus, même sans qu’il ait été nommé (reviendrait doucement = présuppose subtilement qu’il y aura bien une transe).
Un exemple inspirant qui montre que l’art de l’hypnose ne tient pas à l’induction formelle… mais à la précision stratégique.
Pour aller plus loin…
Ce cas de sevrage tabagique illustre à merveille ce qu’Erickson appelait l’induction invisible.
Mais cette stratégie ne se limite pas aux cas thérapeutiques : elle s’exprime aussi dans sa manière même de parler, d’enseigner, de capter l’attention.
👉 Pour découvrir comment Milton Erickson induisait une transe profonde sans jamais prononcer le mot “hypnose”, lisez cet autre article complémentaire :
Quand l’hypnose se passe… sans hypnose : Milton Erickson et l’art de la transe conversationnelle
Et si vous exploriez vous aussi ces subtilités dans votre pratique ?
Merci pour cet article qui rappelle que l’attitude du thérapeute, sa centration sur l’intérêt du patient compte autant sinon plus que les techniques utilisées. Cela me rappelle aussi que la plainte du patient n’est pas toujours se qu’elle semble être.
Merci beaucoup pour ton retour. Tu soulignes un point essentiel : l’attitude du thérapeute, sa posture intérieure, sa capacité à écouter au-delà de la plainte apparente… sont souvent bien plus déterminantes que les techniques elles-mêmes.
Et tu as tout à fait raison : chez Erickson, la plainte du patient n’est parfois qu’un hameçon — une porte d’entrée vers des besoins inconscients plus profonds.
J’ai d’ailleurs complété l’article avec une analyse détaillée des stratégies thérapeutiques utilisées dans ce cas : induction couverte, permissivité orientée, prescription de résistance, etc. N’hésite pas à me dire ce que tu en penses ou à partager ton regard sur ces approches subtiles !
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